21
Dans la salle d’interrogatoire, Eve et Peabody trouvèrent Alex entouré de ses avocats. Eve mit le magnétophone en marche, énonça les formules d’usage. Elle cita de nouveau le code Miranda révisé.
— Questions ? s’enquit-elle d’un ton aimable. Remarques ? Commentaires désobligeants ?
Comme elle s’y attendait, l’avocat principal avait préparé un speech pour souligner la bonne volonté de M. Ricker : il s’était déplacé de son plein gré, était prêt à coopérer, d’ailleurs il en avait déjà donné la preuve, exemples à l’appui. Eve l’écouta patiemment, puis hocha la tête.
— C’est tout ? Vous avez terminé ? Ou vous souhaitez vanter la générosité de M. Ricker à l’égard des orphelins et des chiots abandonnés ?
Harry Proctor la toisa.
— Je prends note de vos sarcasmes et de votre attitude déplaisante.
— Ma partenaire ici présente sauvegarde le tout sur un disque.
— Je peux vous en procurer une copie, proposa Peabody.
— De mon côté, je prends note du fait que le coopératif et magnanime M. Ricker est venu avec non pas un, ni deux, mais trois avocats, enchaîna Eve. Qu’est-ce qui vous inquiète donc tant, Alex ?
— J’aime être préparé, notamment face à la police.
— Je m’en doute. Mais, flûte alors, n’est-il pas étrange qu’un individu aussi prévoyant, un homme d’affaires de votre... calibre, ait pu ignorer les machinations – j’adore ce mot, pas vous, Peabody ?
— Tout en haut de mon hit-parade.
— Je le répète pour le plaisir : les machinations de son secrétaire et ami de longue date, Rod Sandy ? N’est-il pas étrange vous n’ayez jamais eu vent des complots montés par Sandy et votre père ? Vous ne vous sentez pas stupide ?
Alex s’empourpra mais sa voix demeura neutre.
— J’ai fait confiance à Rod. J’ai eu tort.
— Et comment ! Ce manège durait depuis des années, Alex. Votre copain empochait l’argent que votre papa lui donnait pour vous espionner et lui refiler des infos. Je suis sûre qu’en fouillant dans vos souvenirs, vous vous rappellerez un projet tombé à l’eau et vous demanderez si c’est parce que votre père était dans le coup.
— Suis-je ici pour admettre qu’un ami en qui j’avais confiance s’est servi de moi à des fins personnelles et que mon père prend plaisir à me compliquer l’existence ? Je l’admets. Sans problème. Est-ce tout ?
— Certainement pas. Ça a dû vous énerver.
— Là encore, je l’admets sans problème.
— À votre place, j’aurais envie de me venger.
Eve posa sur Peabody un regard songeur.
— Si ma coéquipière m’avait traitée de cette manière et que je m’en étais rendu compte... elle ne s’enfuirait ni assez vite ni assez loin,
— Pourtant, quand je suis motivée, je cours très vite, intervint Peabody.
— Je lui ferais payer sa trahison. Comment m’y prendrais-je, d’après vous, Peabody ?
— De la manière la plus douloureuse et la plus humiliante possible.
— Comme vous pouvez le constater, nous nous connaissons bien. En ce qui me concerne, je ne l’éliminerais pas. Je me débrouillerais pour qu’elle ait vraiment peur de moi, pendant très, très longtemps. Mais chacun ses divertissements ! Avez-vous pris plaisir à tuer Sandy, Alex ?
— Cette accusation...
Alex intima le silence à son avocat d’un geste de la main.
— Rod est mort ? Comment ?
Elle n’avait pas divulgué la nouvelle et s’en félicita. Alex n’était pas au courant. Son réseau n’avait pas retrouvé Sandy ou n’avait pas reçu l’ordre de creuser davantage.
— C’est moi qui pose les questions. Il vous a trompé, il vous a bafoué, et maintenant, il est mort. Pour nous, un raisonnement de type : un plus un égalent deux. Dans la mesure où nous vous considérons comme le bouc émissaire, bien entendu.
Elle se balança nonchalamment sur sa chaise.
— On pourrait supposer que Sandy et vous dupiez votre père. Vous lui preniez son fric et Sandy lui donnait à manger ce que vous vouliez qu’il mange. Vous êtes assez intelligent pour cela.
— Si j’avais su, c’est exactement ce que j’aurais fait.
— Vous êtes dans le pétrin, Alex. Affirmer que vous étiez au courant pourrait vous blanchir de l’homicide Sandy Rod. Mais aussi, ce dernier étant impliqué dans le meurtre de Coltraine, vous relier à la mort d’un flic. Nier vous fait passer pour un abruti probablement avide de se venger.
— Lieutenant Dallas, intervint Proctor, mon client ne peut être tenu responsable des actes de...
Eve ne prit la peine ni de l’écouter ni de lui couper la parole. Elle dévisagea Alex sans sourciller. Au bout de quelques instants, ce fut Alex qui fit taire l’avocat et se pencha vers elle.
— Je ne sais pas quand mon père a planté ses griffes dans Rod. J’ai l’intention de le découvrir. Je ne sais pas pourquoi Rod m’a trahi pour de l’argent. Je ne le saurai jamais. Le « pourquoi » ne vous paraît peut-être pas important, mais pour moi, il est essentiel. Je n’ai jamais souhaité du mal à Rod. Je voulais juste savoir s’il était impliqué dans la mort d’Ammy. Je voulais lire la réponse dans ses yeux.
— Il n’y a pas de « si ». Il l’a bel et bien tuée. Pour quelle raison ? Souvent, l’argent suffit. Ajoutez-y un zeste de sexe et l’orgueil, et l’affaire est dans le sac. Voyons, Alex, il sautait probablement votre sœur régulièrement depuis l’université.
— Je n’ai pas de sœur, cette supposition est donc...
— Seigneur, Peabody, je commence à croire que notre ami est un imbécile heureux !
Eve sortit la photo de Cleo Grady et la jeta sur la table.
— La ressemblance n’est pas frappante mais c’est courant entre demi-frères et demi-sœurs.
Alex la fixa et blêmit.
— Sortez, ordonna-t-il à ses avocats. Sortez d’ici, tous.
— Monsieur Ricker, il n’est pas dans votre intérêt de...
— Dehors ou je vous vire !
Ces messieurs s’empressèrent de ramasser leurs mallettes et de quitter les lieux. Alex regarda Eve droit dans les yeux.
— Si vous me menez en bateau, j’utiliserai tous les moyens à ma disposition pour qu’on vous confisque votre insigne.
— Aïe ! J’ai peur !
— Ne jouez pas les imbéciles avec moi !
Sa fureur, son émotion sincère suffirent à convaincre Eve.
— Je poursuis l’enregistrement. Vous avez renvoyé vos avocats ?
— Bon Dieu, oui. Dites-moi qui est cette femme et ce qu’elle a à voir avec moi.
Morris ouvrit la porte de l’appartement d’Ammy.
— Morris, murmura Cleo Grady en lui prenant les mains.
— Je suis désolé de vous mêler à ça, Cleo. Je n’avais pas réfléchi.
— Ne vous excusez pas. C’est une épreuve trop douloureuse à surmonter seul. C’était mon amie. Je veux vous aider.
Elle semblait sincère, songea-t-il. Cette voix légèrement éraillée par l’émotion... s’il n’avait rien su, il l’aurait crue. Il s’effaça pour la laisser entrer et referma la porte.
— Quand sa famille m’a demandé de... je... Ils ne veulent pas revenir ici. Je ne peux guère le leur reprocher. Mais trier ses affaires, les emballer...
— Je peux m’en occuper. J’ai des congés à prendre. Mon lieutenant sait que je suis ici aujourd’hui. Pourquoi ne pas me laisser tout prendre en charge, Morris ? Vous n’êtes pas obligé de...
— Si, je le leur ai promis. J’ai déjà commencé, mais j’invente mille prétextes pour repousser l’échéance. La police a toujours son matériel électronique et ses fichiers, mais je me suis attaqué à ses vêtements. Ses parents m’ont dit de garder ce que je voulais et de distribuer le reste à ses amis. Comment voulez-vous que je sache à qui les donner, Cleo ?
— Je vais vous aider.
Elle balaya le séjour d’un regard circulaire.
— Elle a toujours aimé l’ordre. Ici, au travail. À côté d’elle, nous avions tous l’air de souillons. Elle aurait voulu que tout soit rangé comme il faut, si vous voyez ce que je veux dire.
— Avec soin.
— Oui, avec soin... Nous ferons cela pour elle, Morris. Voulez-vous en finir avec sa garde-robe ?
— Ce serait mieux.
Il la conduisit dans la chambre où il avait entrepris de vider l’armoire d’Ammy. À présent, il allait s’y remettre en compagnie de la femme qu’il soupçonnait de l’avoir tuée.
Ils parlèrent d’elle et d’autres choses. Morris regarda Cleo droit dans les yeux tandis qu’elle pliait un des pulls préférés d’Ammy. Il pouvait faire cela, songea-t-il. Il pouvait la laisser toucher aux habits d’Ammy, l’évoquer, se déplacer dans la chambre où Ammy et lui avaient fait l’amour. Il tiendrait parce que pour l’instant – au moins pour l’instant –, il ne ressentait rien.
Un bref frémissement le parcourut quand elle commença à empaqueter les bijoux.
— Elle avait le don de choisir le bon accessoire, murmura Cleo en croisant le regard de Morris dans le miroir. Un talent que je ne partage pas. J’ai toujours admiré... Oh ! s’exclama-t-elle en s’emparant d’une paire d’anneaux en argent tout simples. Elle les portait souvent au travail. Ces boucles d’oreilles lui ressemblent tellement. Parfaites, discrètes, élégantes.
Le cœur de Morris se serra, mais il se raccrocha à sa mission.
— Vous devriez les emporter.
— Oh, non ! Sa famille...
Salope ! pensa-t-il.
— Je suis certain qu’elle serait contente de vous les offrir en souvenir.
— Dans ce cas, si vous pensez que c’est possible... Cela me ferait très plaisir d’avoir quelque chose lui ayant appartenu. Merci, ajouta-t-elle, le regard embué. Je les chérirai.
— Je sais.
Il existait tant de manières de tuer, se dit-il tandis qu’ils fermaient et scellaient les cartons. Lentes, rapides, douloureuses, attentionnées. Obscènes. Il les connaissait toutes. Et Cleo ? Quelles étaient ses méthodes préférées ?
Avait-elle ressenti quelque chose en ôtant la vie à Ammy ? Ou n’était-ce qu’une tâche parmi tant d’autres ? Il aurait voulu lui poser la question. Au lieu de quoi, il lui demanda si elle voulait du café.
— Volontiers. Voulez-vous que je le prépare ? Je sais où tout se trouve.
Comme elle se dirigeait vers la cuisine, il la suivit jusqu’au salon et s’accroupit devant le robot chaton. Il l’activa, puis se redressa pour emballer le vase en cristal vert pâle dans lequel Ammy mettait toujours les roses qu’il lui envoyait. Le chaton miaula, tel que programmé. Il étira son corps soyeux alors que Cleo reparaissait avec le café.
— Merci.
Morris garda les mains pleines – sa tasse, le papier d’emballage – pendant que le petit chat s’enroulait autour des jambes de Cleo.
— Ammy l’adorait, murmura-t-elle. Oui, vraiment, elle l’adorait. Vous allez le garder ?
— Je suppose que oui. Je n’y ai pas encore réfléchi.
Cleo rit doucement comme le droïde continuait de se frotter contre elle en miaulant.
— Croyez-vous que les droïdes se sentent seuls ? On croirait qu’il cherche désespérément à attirer notre attention.
— Il est réglé en mode « sociable »...
— D’accord, d’accord ! Je vais te consoler.
Cleo posa son café et se pencha. Retenant son souffle, Morris se concentra de nouveau sur l’emballage du vase.
Elle ramassa le chat. Le caressa. Et poussa un juron.
— Ne me dites pas qu’il vous a griffée, fit Morris en s’approchant d’elle.
— Non, mais...
Cleo leva la main. Du sang jaillit d’une petite coupure à l’index.
— ... c’est son collier, je crois.
— Fichus brillants, grommela-t-il. Montrez-moi ça. Ce n’est pas profond, mais mieux vaut désinfecter la plaie.
— Ce n’est rien. Une égratignure.
— Il faut la nettoyer et mettre un pansement, insista Morris en sortant un mouchoir de sa poche pour éponger le sang. Vous trouverez le nécessaire dans la salle de bains. Ordre du médecin.
— Dans ce cas, je ne discute pas. J’en ai pour une minute.
Il plia le carré de tissu et le glissa dans un sachet transparent. Il ôta le collier du droïde, examina brièvement les brillants qu’il avait aiguisés lui-même, le fourra dans un autre sachet. Puis il s’empara du chaton et le serra contre lui.
— Oui, oui, tu vas rentrer avec moi. Tu ne seras plus tout seul.
Quand Cleo revint, Morris était assis dans un fauteuil.
— Tout va bien ?
— Impeccable ! Où est le chat ?
— Je l’ai mis en mode sommeil, répondit Morris en désignant d’un air absent la boule blanche sur son coussin. Merci encore pour tout, Cleo. Vous n’imaginez pas combien votre aide m’a été précieuse. Mais je crois que ce sera tout pour aujourd’hui. Je n’en peux plus.
Elle s’approcha de lui, posa la main sur son épaule. Il dut se retenir pour ne pas bondir de son siège et lui serrer le cou en lui posant la question qui le hantait : « Qu’avez-vous ressenti en tuant Ammy ? »
— Voulez-vous que je revienne demain ?
— Je ne sais pas. Puis-je vous appeler ?
— Bien sûr. Quand vous voulez, Morris. Vous pouvez compter sur moi.
Il attendit qu’elle soit partie avant de crisper les poings de toutes ses forces. Quand son communicateur bipa deux fois de suite – signal de McNab indiquant que la voie était libre –, il alla ramasser le chaton, son coussin, ses jouets.
Il ne récupéra rien d’autre chez la femme qu’il avait aimée. Rien, excepté un échantillon du sang de celle qui l’avait assassinée.
Dans la salle d’interrogatoire, Eve faisait face à Alex.
— Vous voulez me faire croire que votre père ne vous a jamais parlé de votre demi-sœur ?
— J’aimerais savoir ce qui vous fait croire que j’en ai une.
— Avez-vous déjà vu cette femme en compagnie de Sandy ?
— Non.
— Vous me répondez bien rapidement, Alex. Vous connaissez Sandy depuis l’université, mais vous êtes absolument sûr de ne jamais l’avoir vu avec cette personne ?
— Je ne la reconnais pas. Si vous essayez de me dire que Rod et elle avaient une liaison, je ne suis pas au courant. Je n’ai pas rencontré toutes ses conquêtes. Pourquoi pensez-vous qu’elle est ma sœur ?
— Sa mère a eu une aventure avec votre père.
— Pour l’amour du ciel...
— Votre père a payé les études supérieures de cette femme. Elle a passé six mois à l’université de Stuttgart, dont l’équipe de football était une grande rivale de la vôtre. Jetez encore un coup d’œil.
— Je vous dis que je n’ai jamais vu cette femme de ma vie.
— Essayez de vous remémorer vos années de fac. La deuxième, celle de tous les succès. Votre équipe a remporté le championnat. Votre copain réchauffait le banc.
— Nous n’étions pas...
— Pas encore copains, compléta Eve avec un sourire.
— Nous nous connaissions, bien sûr. Nous nous entendions plutôt bien.
Eve lui présenta une autre photo représentant Cleo âgée de dix-huit ans.
— Regardez celle-ci, prise à l’époque.
— Je ne...
Les mots moururent sur ses lèvres.
— Elle n’a pas la même allure, n’est-ce pas ? Elle est plus jeune, bien sûr, mais ce n’est pas tout. Les cheveux sont longs. Le visage plus plein. Elle est plus féminine, plus fraîche. Alors ?
— Plus de dix ans se sont écoulés. Je ne peux pas me rappeler toutes les femmes que j’ai croisées ou rencontrées.
— Vous mentez. Parfait. Passons à la suite.
Il plaqua la main sur la photo avant qu’Eve ne s’en empare.
— Qui est-ce ?
— Je pose les questions, vous y répondez. Vous souvenez-vous d’elle ?
— Je n’en suis pas certain. Elle me rappelle quelqu’un qui traînait dans les parages. Avec Rod.
Nous commencions à devenir amis lui et moi. J’ai aperçu cette fille – ou quelqu’un qui lui ressemblait -avec lui à plusieurs reprises. J’ai interrogé Rod à son sujet ; elle me plaisait assez. Il s’est montré réticent, s’est contenté de me dire qu’elle était de passage à Stuttgart. Je l’avais baptisée Mlle Mystère. Ça, je m’en souviens. Ce n’est pas ma sœur.
— Parce que ?
— Parce que je n’ai pas de sœur. Je l’aurais su. Mon père se serait débrouillé pour l’utiliser contre moi d’une façon ou d’une autre. Il aurait...
Alex s’interrompit abruptement. Eve patienta.
— Vous croyez que mon père l’a envoyée à Rod. Pour le recruter, l’embaucher comme espion. Afin qu’il se rapproche de moi. Que tout ce temps, depuis le début, Rod a été le chien de mon père.
Il se leva, alla se planter devant la glacé sans tain, y contempla son reflet.
— Oui, je commence à y voir plus clair. Il a parfaitement pu orchestrer un stratagème pareil. Ce n’est pas pour autant que cette femme est ma sœur. Elle n’est qu’un instrument de plus entre les mains de Max Ricker.
Le communicateur de Peabody bipa. Elle parcourut le texte, fit un signe de tête à Eve.
— Nous pourrons le vérifier sous peu. Si vous avez été franc avec moi, si vous voulez vraiment savoir qui a tué Coltraine et pourquoi, vous allez faire ce que je vous demande.
— C’est-à-dire ?
— Vous allez rester ici. Je vais mettre un peu de temps pour clore cette affaire, et je veux vous avoir sous la main.
Alex ne bougea pas.
— Je ne suis pas pressé.
Eve sortit dans le couloir avec Peabody.
— Morris a réussi ? s’enquit-elle.
— Grady a quitté l’appartement de Coltraine. On la suit et elle se dirige vers son commissariat. Tant mieux parce qu’on n’a pas fini de fouiller son domicile. J’ai reçu des dizaines de messages pendant tout l’entretien avec Ricker. Son ordinateur est codé et muni d’un système de sécurité secondaire. Us vont le confier à Feeney. Us n’ont pas encore déniché de portable.
— Elle l’a sur elle. A sa place, je ne m’en séparerais pas.
— Si elle a conservé la bague de Coltraine, elle ne l’a pas rangée avec le reste de ses bijoux. Us n’ont pas encore mis la main dessus. La navette de Callendar atterrira à l’heure. Morris va porter personnellement l’échantillon de sang au labo.
— Je meurs d’impatience de l’arrêter, mais il est encore trop tôt. Il nous faut l’ADN, la bague ou le communicateur jetable.
— On pourrait la convoquer ici. Prétexter l’enquête sur l’homicide de Sandy et le lien avec Alex Ricker. Nous pensons qu’il est responsable des deux meurtres. Nous souhaitons la questionner, au cas où elle pourrait nous révéler un détail. Nous sommes dans une impasse, nous avons besoin d’elle.
— Pas mal, Peabody. Arrangez-moi ça. Réquisitionnez une salle de conférences dans un autre secteur du bâtiment. Je ne veux pas qu’elle se retrouve nez à nez avec Rouche quand Callendar nous le livrera.
Elle se détourna pour contacter Baxter.
— Pourquoi n’avez-vous pas trouvé ce dont j’ai besoin ?
— On est dessus. On a déniché un code. La mallette de son arme est équipée d’un double fond. C’est un coffre de banque. Et inutile de me prier de prévenir Reo, je m’en suis déjà chargé. Pour pouvoir fouiller le coffre, il faut un autre mandat, et nous n’avons de quoi le justifier.
— Merde !
— Comme vous dites. Jusqu’ici, rien n’indique qu’elle menait un train de vie extravagant. Pas d’appareils électroniques sophistiqués, de joyaux précieux ou d’œuvres d’art. En revanche, elle possède plusieurs armes : six pièces en plus de son arme de service. Et un assortiment de couteaux. Pas tous autorisés, mais elle a un permis de collectionneur. Nous avons cherché des empreintes, du sang. Rien à signaler. Elle prend soin de ses outils.
— Elle a un stylet ?
— Plusieurs. On les a mis de côté pour l’institut médico-légal.
— Continuez à chercher.
Elle raccrocha alors que Peabody revenait.
— Grady prévient son lieutenant. Elle est surexcitée à l’idée de participer à la destruction d’Alex.
— Épatant. Je vais déménager Alex dans une des salles d’attente et lui attribuer un baby-sitter. Vu la façon dont les choses se présentent, nous allons interroger Grady, Rouche et Zeban simultanément. Prenez Zeban. Il est tout en bas de l’échelle, – ce qui signifie qu’il va cracher. Il a simplement rendu service à son copain et maintenant, il est dans de sales draps. Ne le ménagez pas, Peabody. Fichez-lui les jetons.
— Youpi ! s’exclama Peabody en se frottant les mains.
Eve organisa le déplacement d’Alex et se débrouilla pour qu’on emmène Cleo directement dans la salle de conférences.
Lorsqu’on lui annonça son arrivée, Eve s’empara d’une tasse de café et d’un sac de dossiers ; elle s’arrangea pour entrer dans la pièce quelques minutes après Peabody.
— Merci d’être venue, attaqua-t-elle d’un ton empreint d’une pointe de ressentiment.
— Aucun problème. Toute l’équipe veut participer. Il paraît que vous avez mis ce salaud en garde à vue.
— Pour l’heure. Il a une armada d’avocats. J’aimerais enregistrer cet entretien. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?
— Aucun.
— Voulez-vous du café, inspecteur ? proposa Peabody.
— Volontiers. Merci. J’ai entendu parler d’un deuxième meurtre. Rod Sandy ? C’est Ricker, là encore ?
— Forcément. Bien, voici où nous en sommes... Ricker et Sandy éliminent Coltraine. Ricker se débarrasse de Sandy pour jeter les soupçons sur ce dernier. Ça pourrait marcher, mais quel est le mobile de Sandy ? Nous n’avons rien qui prouve que Coltraine et Sandy étaient en relation. Sandy est l’instrument de Ricker. Était. Tel père, tel fils, ajouta Eve avec un haussement d’épaules. On se sert de l’outil tant qu’on en a besoin, puis on le casse pour que personne d’autre ne puisse l’utiliser. Le sang de Ricker ? Du poison.
Cleo sourit.
— C’est peut-être votre avis, mais ce n’est pas ainsi que vous parviendrez à inculper Alex Ricker pour l’assassinat d’Ammy. Si vous n’avez rien de plus, vous n’êtes pas aussi douée que tout le monde le prétend.
— J’ai fait incarcérer le vieux, rétorqua Eve. Personne avant moi n’y était arrivé. Ne l’oubliez pas. Je coincerai aussi son fils, je vous le garantis.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— Vous avez travaillé avec Coltraine. Morris est trop bouleversé, je ne peux rien en tirer. Vous étiez sa partenaire, son amie. Et selon l’inspecteur Peabody, vous étiez d’autant plus proches que vous étiez les deux seules femmes au sein de votre brigade.
— Vous l’avez dit vous-même, lui rappela Peabody. Entre filles, on papote. On aborde des sujets qu’on n’oserait pas aborder même avec son amant. Qui plus est, vous étiez toutes les deux flics.
— Elle n’a jamais évoqué Ricker devant moi. Pas en le nommant, en tout cas. Mais comme je vous l’ai déjà expliqué, elle a parlé d’un type avec qui elle avait eu une liaison à Atlanta. Ils ont rompu et elle est venue à New York.
— Vous n’avez pas cherché à en savoir plus ? insista Eve.
— C’était ses affaires. J’ai peut-être tendu une perche ici ou là.
Comme à contrecœur, Cleo marqua une hésitation, but une gorgée de café.
— Je ne vois pas en quoi cela peut vous être utile mais... elle m’a dit qu’il était riche et qu’il l’avait emmenée avec lui en voyage. Que malheureusement, leur histoire avait tourné court. Un jour, elle m’a sorti qu’il ressemblait trop à son père mais elle ne s’est pas étendue là-dessus. Je n’ai pas insisté parce que j’étais loin d’imaginer qu’il s’agissait de Ricker.
Elle fronça les sourcils et Eve vit littéralement les rouages tourner dans sa tête.
— Je me souviens qu’elle m’a dit qu’il avait un ami proche. Ils étaient inséparables au point que c’en devenait agaçant. Elle a ajouté que, pour un peu, elle les aurait soupçonnés d’avoir une relation amoureuse s’il n’avait pas été aussi occupé à se la faire, elle.
Non, pensa Eve. Coltraine n’aurait jamais dit un truc pareil.
— L’ami ne l’aimait pas, enchaîna Cleo. Il y avait des tensions entre eux. Du ressentiment. Ils y ont mis les mots et il l’a traitée de pute.
Eve étrécit les yeux.
— Vous en êtes sûre ? Il a employé ce mot ? Précisément ? ‘
— « Pute de flic », voilà ce qu’il lui aurait lancé à la figure alors qu’elle emportait les affaires qu’elle avait laissées chez son amoureux. Elle l’a ignoré. Ammy était comme ça. À quoi bon se fâcher quand tout est fini ? Elle était soulagée que ce soit terminé, point final. Elle a demandé sa mutation ici. C’est ce qu’elle m’a raconté.
— Mais ?
— J’ai beaucoup ressassé, analysé, à l’affût des nuances. Je dois reconnaître qu’elle était très amoureuse de Morris. Elle tenait vraiment à lui. Mais elle était encore accro à son ancien amant. A mon avis, si Ricker l’avait contactée et avait tenté de la reconquérir, elle aurait cédé. Il a pu utiliser ses sentiments pour la piéger.
Eve s’apprêtait à intervenir quand son communicateur bipa.
— Merde. Désolée. Une urgence.
Elle quitta la salle pour répondre à Morris, laissant Peabody prendre le relais.
— Dallas. Quoi de neuf ?
— Je suis au labo. Cleo Grady est bien la fille de Max Ricker. Nous procédons à une deuxième analyse, mais...
— C’est tout ce dont j’ai besoin.
— J’arrive, Dallas. Je veux être là quand vous l’inculperez.
— Je suis en train de l’interroger. Elle croit m’aider à serrer Alex Ricker. Je ne veux pas qu’elle vous voie, Morris.
— Elle ne me verra pas.
Il coupa la communication. Eve contacta aussitôt Baxter.
— ADN confirmé. Avertissez Reo. Je veux un mandat pour ce coffre de banque.
À peine avait-elle raccroché que la sonnerie retentissait de nouveau, tandis que son portable sonnait aussi. Elle vit Connors s’afficher sur l’écran.
— Une minute, lança-t-elle avant de prendre l’autre communication.
— Lieutenant ! Nous sommes de retour sur la planète Terre !
— Ramenez vos fesses au Central, Callendar. Livrez-moi vos prisonniers. Et rentrez chez vous vous reposer.
— Affirmatif pour le un et le deux. Négatif pour le trois. Allez, Dallas, je veux assister au dénouement !
— A votre guise. Peabody vous indiquera les salles d’interrogatoire. Beau travail, inspecteur.
Eve reprit sa communication avec Connors.
— Oui ?
— Tu es débordée.
— Oui. Pas moyen de placer un rendez-vous de manucure, railla-t-elle.
— J’ai une réunion qui vient d’être annulée, je suis disponible. Pour reprendre les propos de Callendar, j’aimerais beaucoup assister au dénouement.
— Tu vas avoir de quoi te régaler ici. Si tu viens, ce serait bien que tu restes auprès de Morris. Feeney est sur les appareils électroniques. À moins qu’il n’ait besoin de toi, je préférerais que Morris ait un ami à ses côtés.
— Entendu.
— Alors qu’est-ce que tu attends ? Grouille-toi !
Elle joignit Feeney.
— Du nouveau ?
— Elle n’a pas essayé de joindre Ricker sur le portable.
— Je vais lui laisser encore un peu de temps pour qu’elle essaie de parler à papa.
Tel un boxeur avant un match important, Eve fit rouler ses épaules avant de réintégrer la salle de conférences.